La puissance de feu de la FED, de la BCE, de la BOJ ou de la BOE est devenue tellement immense sur les marchés financiers que le reste n’est que péripétie :

  • La macroéconomie, la croissance, l’inflation : ce n’est pas un sujet
  • Le résultat des entreprises, la croissance des bénéfices : aucun intérêt
  • La guerre sino-américaine, l’isolationnisme américain, les barrières douanières : cela ne crée de la volatilité qu’à court terme
  • Les tweets de M Trump, la procédure d’impeachment à son encontre, les élections
    américaines : du bruit vite oublié
  • Le Brexit, la fin calamiteuse du mandat de Mme Merkel, les grèves en France contre la réforme des retraites ou les gilets jaunes, la coalition improbable en Italie, l’Europe à bout de souffle : quels problèmes ?
  • Le surendettement des Etats, des entreprises ou des ménages, des ratios dettes/PIB supérieurs à 100% dans de nombreux pays (dont la France), des politiques budgétaires incapables de réduire les déficits : tout le monde s’en moque.

Bien sûr, nous sommes un peu excessifs et ces éléments influencent forcément les marchés mais nous ne sommes néanmoins pas loin de la réalité. Une société comme LVMH qui a progressé de 60% en 2019, c’est bien sûr grâce à ses excellents résultats mais c’est surtout parce que le marché, dans une période de taux 0 orchestrée par la BCE achète les valeurs de croissance à forte visibilité et les surpaie.

« Quand le sage désigne la lune, le sot regarde le doigt ».
La seule chose qu’il fallait suivre en 2019 (comme d’ailleurs en 2018 et en 2017 et en 2016…), ce sont les banques centrales. Si les marchés en 2018 ont chuté, c’est uniquement à cause de la remontée des taux de la FED. S’ils ont rebondi à partir du 3 janvier 2019, c’est parce que J Powell a annoncé qu’il assouplissait sa politique monétaire. Il s’en est suivi 3 baisses des taux et en fin d’année un QE qui ne dit pas son nom. En Europe, même revirement avec l’annonce d’un nouveau QE et d’une nouvelle baisse des taux.

Nous avons commis l’erreur de regarder les chiffres macro (mauvais), de craindre les discours guerriers de Mr Trump contre la Chine, l’Europe, l’Iran, de penser que les anglais allaient dans le mur avec le Brexit, que l’Europe était un bateau ivre sans leadership avec Angela Merkel à bout de souffle, l’Italie avec des gouvernements improbables, la France empêtrée dans ces manifestations à répétition incapable de se réformer et de diminuer ses déficits.

Tout ceci nous a poussés à la prudence alors qu’il fallait être toutes voiles dehors, entraînés par les vents portants des liquidités surabondantes de nos banques centrales.

L’exemple récent de l’assassinat du général Soleimani par un drone américain est très intéressant. En temps normal, c’est-à-dire avant 2009 et le 1er QE de Mr Bernancke, cet évènement aurait provoqué une chute des marchés d’au moins 5%. A peine 1% de baisse le jour de l’attaque et à peine 1% le jour de la réplique (mesurée) des iraniens. Et pourtant l’aggravation des tensions entre l’Iran et les USA en cette première semaine de la nouvelle année est quand même particulièrement anxiogène.

Il faudrait plutôt parler de quasi-déclaration de guerre entre les USA et l’Iran car il s’agit du numéro 2 du régime des mollahs. Rappelons que ces événements n’ont d’importance aux yeux des marchés financiers qu’en raison de la proximité des plus grandes zones de production mondiales de pétrole et qu’une guerre pourrait faire remonter les cours du pétrole largement au-dessus de 100 $ le baril.
Les marchés sont comme anesthésiés, la volatilité a disparu. On pourrait même penser qu’ils ont besoin de ces évènements pour s’assurer que les banques centrales continueront leur politique ultra accommodante.

2 questions essentielles face à ce nouvel environnement : Cela va-t-il continuer et pendant combien de temps ?

Les QE sont éternels
Douze ans après la faillite de Lehman Brothers et la crise financière la plus grave depuis celle de 1929 et 9 ans après la crise de la zone €, les mesures exceptionnelles prises par les banques centrales pour sauver le système financier mondial et européen devaient être temporaires et visaient à résoudre un problème exceptionnel. Force est de constater que le temporaire dure. Il y a deux ans, alors que les banquiers centraux américains et européens juraient encore que ces politiques ne pouvaient pas se prolonger éternellement, ils joignaient l’action à la parole : la FED remontait ses taux (qu’elle n’avait jamais fait passer en territoires négatifs car elle n’en veut pas afin de préserver les systèmes de retraite par capitalisation) et arrêtait ses QE tandis que la BCE promettait de mettre fin à son QE démarré en 2015.

La BOJ de son côté ne promettait rien. Les promesses n’engageant que ceux qui les écoutent, à peine un an après, début janvier 2019 sous la pression de Donald Trump et des marchés, J Powel annonçait qu’il arrêtait son programme de hausses de taux tandis que Mario Draghi de son côté un peu plus tard baissait ses taux et reprenait son QE de plus belle. A partir de septembre, de manière assez étonnante, la FED entamait un « not QE », injectant des milliards de $ sur les marchés augmentant naturellement son bilan tout en expliquant que ce n’était pas un QE ! L’argent coulait de nouveau à flot faisant grimper toutes les classes d’actifs et surtout entraînait les obligations en Europe dans le monde inédit des rendements négatifs.

Le retour impossible aux politiques monétaires conventionnelles
On voit bien avec ces épisodes que les banques centrales sont prises au piège et sont condamnées à jouer le rôle de pompier dès que les choses se passent mal. Le fameux Fed put fonctionne parfaitement. J. Powel a subi une pression énorme fin 2018 quand il a remonté une dernière fois ses taux à commencer par le président des Etats-Unis qui le menaçait de le destituer et se plaignait à longueur de tweet des effets néfastes de la Fed sur l’économie américaine. La chute des marchés au Q4 2018 l’a aussi mis sous pression et il a fini par craquer le 3 janvier 2019 alors que rien ne justifiait vraiment ce revirement : la croissance était correcte et l’inflation était juste en dessous de l’objectif de 2%. Baisser ses taux à ce moment, c’était se priver de munitions le jour où il y aurait vraiment une récession. Les banques centrales n’ont plus aucune tolérance envers les récessions, ni même envers le moindre risque de récession. Elles agissent en amont quand la situation économique et financière ne semble pourtant pas l’exiger, afin de tuer dans l’oeuf toute concrétisation potentielle du risque de récession identifié. Les liquidités pleuvent ainsi de manière continue et la croissance se poursuit : les cycles sont morts ! plus de 10 ans aux Etats Unis que la croissance se poursuit. C’est le problème encore plus important que rencontre la BCE. Quels outils pourra-t-elle utiliser avec des taux à -0.5% et un QE à 20 Mds € chaque mois qui augmente dramatiquement son bilan ?

Et certains envisagent la prochaine étape : la distribution en direct par la BCE de sommes d’argent aux particuliers pour qu’ils le dépensent. Le fameux « helicopter money ». Nous n’en sommes pas encore là mais que faudrait-il qu’il arrive pour que les banques centrales reviennent à des politiques plus conventionnelles.

A notre avis, seul un retour marqué de l’inflation pourrait contraindre les BC à relever leur taux et ceci pour 2 raisons :

  • La première, évidente, est que le retour à des taux d’inflation supérieurs à 5% voire 10% est inenvisageable pour la stabilité du système financier. Les conséquences sur les marchés obligataires seraient catastrophiques. Les Banques Centrales veulent bien davantage d’inflation, mais veulent elles réellement que les taux longs remontent ? La forte progression du stock de dettes high yield et, de manière générale, l’accoutumance de nos économies aux taux faibles, réduisent la capacité des agents à supporter des hausses de taux futures. Des pays endettés comme la France ou l’Italie pourraient-ils supporter une forte hausse de la charge de leur dette ? évidemment non.
  • La seconde : si cette inflation remonte graduellement vers des niveaux de 3 ou 4 %, elle permettrait de sauver tous les agents surendettés à commencer par les Etats car cela leur permettrait de rembourser en « monnaie de singe ».

Car ne nous cachons pas derrière la réalité : la baisse des taux des BC n’a été faite que pour sauver les Etats en faillite (beaucoup moins pour relancer la croissance ou faire remonter l’inflation). Cette politique a permis d’améliorer considérablement la solvabilité de tous les emprunteurs européens en allégeant le fardeau de la dette et du remboursement des intérêts. Pour sauver les agents surendettés, il y a 3 solutions :

  • Le « hair cut » c’est-à-dire la renégociation de la dette en coupant une partie des remboursements : inenvisageable même si aujourd’hui les taux négatifs sont une forme de « hair cut » puisque vous serez remboursé à 90 pour un investissement de100 !
  • L’inflation car elle permet aux emprunteurs de rembourser en « monnaie de singe »
  • La répression financière des BC qui en abaissant drastiquement leurs taux et ceux du marché obligataire sauvent les emprunteurs surendettés au détriment des prêteurs : un impôt qui ne dit pas son nom.

Si l’inflation revient, plus besoin de répression financière mais les épargnants seront tout aussi ruinés ! Donc il va être extrêmement difficile de sortir de cette drogue monétaire d’autant que Les Banques Centrales sont incapables de ressusciter l’inflation. Elles ont pourtant essayé, via l’expansion de la taille de leur bilan, en offrant des liquidités gratuites aux banques ou en rachetant des titres obligataires. Mais la pression déflationniste est trop forte : vieillissement de la population, progrès technologique, concurrence exacerbée par la mondialisation, surcapacité de production.

Les banquiers centraux : les nouveaux gouvernants non élus
En août 2019, Sir Paul Tucker, ancien vice-gouverneur de la Banque d’Angleterre, évoquait le pouvoir accru des banques centrales, en précisant que ces institutions indépendantes ont désormais un quasi pouvoir fiscal et législatif par le biais de la régulation, allant jusqu’à pousser la vue que les banques centrales sont aujourd’hui un pilier non élu du pouvoir politique. Après la crise de 1929, ce sont des gouvernements élus qui ont actionné la relance de l’économie mondiale par une politique fiscale agressive et des stimuli économiques. Ainsi, Franklin D. Roosevelt, président élu des États-Unis, est probablement le nom que l’histoire lie le plus à ces politiques de relance. Qui sont les Franklin Roosevelt des années 2010 ? Ben Bernanke et Mario Draghi.

Ce sont ces personnes qui sont identifiées aujourd’hui comme les artisans de la tentative de relance économique qui succéda à la crise de 2008. Des banquiers centraux non élus. Autrement dit, les politiques de Quantitative Easing ont probablement contribué à l’affaiblissement de la crédibilité des pouvoirs politiques élus. « Whatever it takes » aurait dû être une formule prononcée par une personnalité élue. C’est Mario Draghi qui a eu le courage de prononcer cette sentence en 2012 pour sauver la zone € sans que les gouvernements lui emboîtent le pas en utilisant l’outil budgétaire. En laissant aux banquiers centraux la responsabilité de porter seuls la sortie de crise, les pouvoirs politiques ont perdu leur crédibilité. En l’absence de répondant du côté des gouvernements élus, on assiste pourtant bien à une politisation de la posture des banques centrales, qui se posent désormais en rempart contre un retournement du cycle économique et des marchés financiers.

La nomination d’une personnalité politique à la tête de la Banque centrale européenne en est peut-être la manifestation la plus évidente tout comme la pression faite par D. trump sur J Powel. Les années à venir nous diront si ces circonstances permettront aux banques centrales de conserver leur indépendance, ou si la politisation de leur discours et de leur mission les fera à leur tour tomber dans le temps court des gouvernements élus avec le risque d’une perte de crédibilité et de confiance qui est pourtant indispensable à la stabilité financière.

Les multiples conséquences négatives des taux bas
Si les politiques monétaires ultra accommodantes ont permis de sauver le système après la crise de 2008, elles ont provoqué néanmoins tout un tas de dysfonctionnements qu’’il va falloir payer un jour.

  • Le premier est le gonflement de bulles à commencer par l’immobilier et le private equity mais bientôt les actions cotées et bien sûr les obligations. En l’absence de rendements positifs sur les actifs sans risque, nous ne savons plus quel est le prix de référence des autres actifs. Les épargnants investissent et investiront de plus en plus sans discernement car leur priorité est de sécuriser un rendement positif, peu importe ce qu’en disent les fondamentaux, dont l’analyse est de toute façon biaisée par les taux nuls. Les épargnants thésaurisent également car beaucoup ne veulent pas prendre de risques, mais une part de l’épargne finira par échouer sur les marchés, surtout si les banques imposent de plus en plus des taux négatifs sur les comptes courants.
  • Le deuxième est l’accélération du creusement des inégalités entre une population « proche des marchés financiers », c’est-à-dire ayant une capacité d’endettement, et une autre n’ayant pas accès aux marchés financiers, composée de personnes sans emploi ou de salariés sans capacité d’épargne forte.
  • Le troisième est l’augmentation impressionnante des entreprises « zombies ». En maintenant en vie des entreprises peu rentables, les banques centrales et les gouvernements cherchant à éviter à tout prix la destruction d’emplois. Ils empêchent non seulement ces entreprises, mais aussi leurs concurrents plus rentables, d’augmenter le salaire de leurs employés.
  • Le quatrième est le risque d’une mauvaise allocation du capital en incitant les entreprises à s’endetter pour racheter leurs actions ou faire des acquisitions qui augmenteront leur valeur à court terme et les découragent d’investir dans des projets à long terme, dont les espérances de rendement sont dégradées.
  • Last but not least, le cinquième est la pénalisation des épargnants, la mise en danger des compagnies d’assurance incapables de faire face à leurs engagements à commencer par les fonds € et la mort des systèmes de retraite par capitalisation investis principalement en obligations à rendements négatifs.

Jusqu’ici, tout va bien, …
Avec des rendements nuls sur les actifs sans risques, les prix n’ont plus de sens. C’est cette nouvelle normalité des rendements nuls qui transforme la structure des marchés financiers et, à terme, de toute l’économie. Toute la théorie économique est remise en cause par l’action des banques centrales : le prêteur paie à l’emprunteur pour le financer ! L’argent n’est plus rémunéré et désormais en Europe il coûte (ce n’est pas le cas aux Etats-Unis). Les fondamentaux, eux-mêmes déformés par l’impact des taux zéro, n’ont clairement plus le même pouvoir sur la détermination des prix que par le passé. C’est la raison pour laquelle nous sommes haussiers sur les actions, mais peut être par défaut. Cette situation qui se forme pourrait prendre du poids pendant des années encore. On peut imaginer des PE à 20 ou 25.

Tant que les taux ne remontent pas de manière significative, la Bourse devrait prospérer. Pour que les taux remontent, il faudrait une accélération de la croissance que nous n’envisageons pas. Mais toute hausse des taux sera récessionniste en raison de l’accumulation des stocks de dettes partout sur la planète. De nombreux états ou entreprises ne pourraient même plus supporter une hausse des taux de 1%. Jusqu’où vont aller les marchés, alors que la phase haussière actuelle a commencé il y a plus de 10 ans à New York ? Il est naturellement difficile de vouloir mesurer les choses dans un monde de démesure.

Rappelons que les prix des actions reflètent avant tout, et surtout actuellement, les conditions de marché et notamment la liquidité de ses acteurs et leur capacité à se financer ou refinancer facilement et à taux faibles. Actuellement, la dynamique des prix reflète peu la dynamique de la valeur des entreprises. C’est comme toujours l’empirisme qui l’emporte ; ce que l’on voit compte infiniment plus que ce que l’on croit. Pour essayer de mesurer jusqu’où pourrait aller les cours, il suffit peut-être de regarder les sommets qu’ont pu atteindre les autres actifs, que l’on compare habituellement aux actions.

L’immobilier ne cesse de s’apprécier bien au-delà des niveaux qualifiés de « raisonnables ». En France comme ailleurs, les prix de l’immobilier d’habitation (comme commercial) ont atteint des sommets inégalés. Tout spécialiste de l’immobilier convient que le niveau actuel désolvabilise les acquéreurs, sauf à augmenter la durée et le montant de l’emprunt. On observe sur ce marché comme sur celui des actions, l’importance du niveau des taux pour justifier les prix pratiqués actuellement. Jamais la composante « taux » n’a été aussi importante dans le prix d’un bien immobilier.

Les obligations ont atteint aussi des sommets inimaginables. Rappelons que le taux de l’OAT 10 ans est devenu négatif au début de l’été dernier, et qu’il cote actuellement légèrement au-dessus de zéro. Pourtant, comme nous l’avons dit et écrit à plusieurs reprises, le taux de croissance nominal de l’économie française est toujours autour de 2,5-3% (inflation comprise). Si ce chiffre est un estimateur grossier mais crédible à long terme, on mesure toute la surévaluation actuelle des obligations françaises comme européennes. Pourtant, malgré des taux si bas, les investisseurs se précipitent toujours lors des adjudications.

Alors jusqu’où peuvent vraiment aller le cours des actions ? Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel, mais le ciel est bien haut, et sans nuage. L’histoire nous a montré des exemples de hausse du cours des actions qui a paru ensuite totalement excessif. Les actions japonaises, à la fin des années 80, en est peut-être le meilleur exemple. En 1989, il y a 30 ans, la capitalisation boursière totale de actions japonaises avait dépassé la capitalisation des actions américaines.

Aujourd’hui, la conjonction d’une croissance limitée mais non inflationniste, avec une surabondance de liquidité, et la raréfaction des actions, organisée par les entreprises elle mêmes, est un cocktail qui peut porter les cours bien plus hauts. Mais l’exemple japonais évoqué plus haut s’est très mal terminé d’où notre optimisme tempéré d’une grande prudence.